Reforme de l’administration : pourquoi faut-il reformer ?

Reforme de l’administration : pourquoi faut-il reformer ?

En Tunisie la réforme de l’administration est un sujet ancien du débat public. La question de réforme de l’administration n’est pas nouvelle, plusieurs essais ont étés entrepris.

Force est de constater que l’évaluation de l’ensemble de ces essais    nous révèle un bilan mitigé  dû à  une défaillance et à un manque d’engagement lors de la mise en application des reformes annoncées.

Aujourd’hui ce thème regagne d’intérêt  et la question de réforme administrative est de nouveau posée, elle est au centre de la vie politique mais cette fois ci elle concerne une réalité différente, il s’agit d’adapter l’administration aux mutations aussi bien politiques, économiques que sociales du pays. 

Plus clairement, les soubassements sociaux, politiques et économiques qui poussent aux changements nous obligent  aujourd’hui à revoir la méthodologie de réforme et essentiellement, à décortiquer et à identifier les priorités de réforme.

I- Pourquoi  Faut-il « reformer » ?: Les principaux dysfonctionnements de l’administration Tunisienne 

Malgré les innombrables points positifs qui marquent l’administration Tunisienne et malgré la solidité qu’elle a montrée depuis le 14 janvier, les  dysfonctionnements dont elle souffre restent  profonds et structurels. 

Ces  dysfonctionnements peuvent être divisés en deux principales catégories : la première est d’ordre organisationnel portant sur la structure de l’administration et ses différents organes, et la deuxième est d’ordre « managérial » portant notamment sur la gestion des ressources humaines et ses règles de fonctionnement.

Ainsi, on ne peut parler d’une stratégie de réforme administrative que si elle compte revoir les règles de gestion du facteur humain et reconcevoir  les structures administratives.

1- Des dysfonctionnements au niveau organisationnel :

Pour cerner  au mieux les dysfonctionnements  organisationnels qui marquent l’administration tunisienne ,il importe de rappeler la définition  du concept « organisation » .

Selon Riadh Zghal l’organisation peut être appréhendée comme étant «  un lieu d’actions chargé de contraintes plus au moins concrètes, plus au moins formalisées et dont l’effet déterminant  pour les comportements, dépend en grande partie de la manière dont elles sont perçues …

L’organisation fixe les limites des champs de perception et forge des schémas mentaux au moyen d’une terminologie, d’une échelle de valeurs qui sont les siennes.

Exposé à son influence le travailleur est amené progressivement à apprécier son statut, son environnement d’une façon « téléguidée » par les systèmes de pouvoir et d’autorité en vigueur…. »

Ceci dit, que l’organisation en tant que lieu des contraintes formelles et informelles  affecte non seulement la qualité du fonctionnement  de l’administration, mais aussi et surtout elle définit  le comportement du fonctionnaire d’où le concept d’identité organisationnelle.

Cette identité organisationnelle détermine la place du fonctionnaire dans son organisation et détermine le niveau de son  engagement organisationnel défini comme « un état psychologique caractérisant le lien entre un individu et son organisation » (Meyer & Allen, 1991). Cette identité organisationnelle affecte aussi le jeu d’interactions entre une hiérarchie et ses subordonnées.

Quelle forme d’organisation pour l’administration Tunisienne ? Et quelles sont ses principales limites ?

La bureaucratie est la  forme d’organisation  adoptée par l’administration tunisienne. Elle est définie comme étant un modèle d’organisation qui s’appuie  sur des règles juridiques et ou l’action de l’administration est encadrée par le droit.

Selon Max Weber,le fonctionnement bureaucratique repose sur les  principes suivant:

  1. Les individus sont soumis à une autorité uniquement dans le cadre de leurs obligations impersonnelles officielles
  2. Les individus sont répartis dans une hiérarchie d’emplois clairement définie
  3. Chaque emploi a une sphère de compétences clairement définie
  4. L’emploi est occupé sur la base d’un contrat
  5. Le recrutement se fait sur la base des compétences (diplômes et/ou expérience)
  6. La rémunération est fixe, en fonction du grade hiérarchique
  7. L’emploi est la seule occupation du titulaire
  8. Logique de carrière : la promotion dépend de l’ancienneté et de l’appréciation des supérieurs hiérarchiques
  9. Les individus ne sont pas propriétaires de leur outil de production
  10. Les individus sont soumis à un contrôle strict et systématique dans leur travail

Toutefois, au cours des années et avec les mutations aussi bien technologiques, sociales que politiques, plusieurs chercheurs ont remis en question le modèle bureaucratique notamment le Français Michel Crozier.

En effet, ce sociologue d’organisation a affirmé que  la bureaucratie peut finir par paralyser l’organisation.

Cette idée se justifie par le formalisme qui caractérise ce modèle organisationnel, ce que l’en résulte une  rigidité structurelle et une lourdeur au niveau de l’action administrative.

D’autant plus, ce formalisme  empêche toute idée créative et toute initiative on peut même parler d’une dévalorisation de la place de l’homme dans ce modèle, il n’est qu’un simple moyen d’exécution.

En plus des dysfonctionnements ci-dessus cités, l’action de l’administration tunisienne  est entravée par d’autres anomalies qui peuvent être aussi qualifiées d’organisationnels.

 En effet, l’étude  de l’organigramme de certains ministères et l’analyses de ses différentes composantes nous  donne l’impression que l’objectif recherché non pas  la fonctionnalité des structures et leur efficacité, mais plutôt  la création d’un maximum de postes à laquelle on assiste souvent à un double emploi et une redondance dans les attributions dans un même ministère ou encore entre deux ministères différents.

Autrement dit on assiste  à une sorte « d’inflation structurelle » et une amplification des unités administratives d’où l’émiettement  des activités et des spécialités.

Un émiettement qui complique davantage le fonctionnement de l’administration et sa bonne gestion, notamment avec la faible coordination qui marque la relation entre les  différentes unités administratives. En effet, « la départementalisation exigée par le modèle bureaucratique  aboutit au repli des groupes sur leurs objectifs au détriment de ceux de l’organisation ».(M.WERBER)

Pour apprécier au mieux l’enjeu de la révision de cette situation d’émiettement structurel et d’enchevêtrement des responsabilités, il suffit d’étudier le cas de l’ensemble des « structures administratives » chargées de suivi des entreprises publiques.

En effet, 200 entreprises et établissements publics représentant au moins 10% du PIB et employant  des milliers de personnes n’ont pas une structure unifiée chargée de suivi et de l’évaluation de leurs activités.

Il existe 6 structures administratives (dont l’activité principale concerne les entreprises publiques)  éparpillées entre 4 ministères comme suit:

  • La présidence du gouvernement :

   Direction générale de la privatisation

  • Ministère de la fonction publique, de la gouvernance et de la lutte contre la corruption

   Unité de suivi des systèmes de productivité dans les établissements et les entreprises publics

   Unité d’organisation dans les entreprises et les établissements publics

   Comité des contrôleurs d’Etat

  • Le ministère des finances :

   Direction générale de la  participation

  • Le ministère de la tutelle 

Il va sans dire que la perte d’opportunité due à cette situation d’émiettement structurel est inestimable en terme de réactivité des entreprises publiques et donc en terme de leur compétitivité.

D’autant plus, le partage des missions entre les structures centrales, régionales et locales révèlent une  gestion centralisée excessive chez les premiers responsables au niveau de chaque maillon de la chaîne administrative, ce qui nous emmène à un mécanisme inefficace de répartition des responsabilités et des ressources  et conséquemment à une mauvaise gouvernance de l’intérêt public.

2- Des dysfonctionnements au niveau managérial   

       Sur le plan  managérial et plus précisément au niveau de la gestion du facteur humain, le constat à faire est qu’il existe un fossé entre les pratiques de « gestion des ressources humaines »  et l’enjeu  stratégique qu’elle représente.

En effet, bien qu’il soit évident que  « la performance des administrations est le fait des  femmes et des hommes qui y travaillent », en Tunisie on remarque l’absence d’une vraie GRH dans la fonction publique. Nous avons plutôt un service personnel qui assure une gestion routinière.

Alors que, paradoxalement, et depuis le début des années 1970 et suite à l’ampleur des transformations de l’environnement des organisations, on  ne cesse de conférer une dimension stratégique aux activités de gestion des ressources humaines, d’où le concept de GSRH (gestion stratégique des ressources humaines) .

A vrai dire au niveau la fonction publique, le « capital humain » est considéré comme une charge et cela se justifie par l’existence d’un personnel pléthorique dépassant les besoins réels de l’administration, d’où le phénomène de « chômage masqué ».

Ce qui complique davantage  la fonction ressource humaine dans l’administration Tunisienne,  c’est aussi  la multitude des textes juridiques qui la régissent. Pis encore, la plupart de ces textes n’ont pas suivi l’enjeu stratégique que représentait la fonction ressources humaines.

En effet, curieusement, on  veut moderniser l’administration ,instaurer les principes de New Public Management et on veut réussir la GBO,  mais avec des textes qui datent des années 70 et des années 80.

A cet égard, il importe de noter que la fonction publique compte déjà « 8 statuts générauxet au moins 117 statuts particuliers». 

Cette inflation au niveau des statuts particuliers n’est autre que synonyme de plus de rigidité et moins de mobilité pour un fonctionnaire appartenant à un autre corps même s’il disposait des mêmes compétences.

Pour apprécier au mieux  les dérives d’une telle démarche, il suffit de noter qu’à chaque fois qu’on crée un nouveau statut , on vide un autre de l’essence de son existence, tel est le cas du corps « des conseillers des services publics » qui est non seulement le « corps-mère » ou source de plusieurs corps dits particuliers mais aussi les appartenant à ce corps coutaient déjà cher à l’Etat .

En ce temps de crise, on dépensait de deniers publics et on formait des hauts cadres durant au moins 2 ans, pour finir par les marginaliser et ne jamais exploiter leurs compétences.

 Cette réalité nous illustre bien que l’administration tunisienne est privée d’une vision stratégique pour ses compétences, et que les « décideurs » et les responsables des ressources humaines au niveau de l’administration publique maitrisent mal l’aspect stratégique du facteur humain, peut-être même qu’ils n’ont jamais cru en cet aspect.

Et puis, on ne peut pas demander à un « responsable des ressources humaines » d’être un bon manager alors qu’il n’a jamais eu de formation en management ou  en leadership ,  et qu’il n’a jamais entendu parler du Crozier, du Fayol ou encore du M .Weber…

Cette situation nous révèle un système de nomination dans les postes de décision qui est loin d’être basé sur un référentiel des compétences ou sur des fiches métiers…un système de nomination flou, ambigu et qui fait primer tout, sauf les principes de la méritocratie.

Pour clore, les dysfonctionnements de l’administration publique au niveau managérial sont innombrables, et il est un truisme de rappeler que la quête de plus d’harmonisation entre les différents statuts particuliers est devenue une urgence.

Il va sans dire, aussi, que cette inflation rend la mise en place d’une gestion des ressources humaines efficace difficile pour ne pas dire impossible, notamment avec l’absence de leadership et un système d’évaluation-motivation inopérant.

  1. Réforme administrative : Comment faut-il procéder ? 

Etymologiquement, le verbe reformer du latin « reformare » signifie reconstituer et former à nouveau.

Larousse défini la reforme comme  tout «  changement de caractère profond, radical apporté à quelque chose, en particulier à une institution, et visant à améliorer son fonctionnement ».

La réforme est aussi présentée comme étant une notion pluridisciplinaire qui suppose une démarche processuel.

Qu’en est-il pour les expériences de réforme dans l’administration tunisienne ?A quel point on a respecté l’objet et le fondement de toute réforme ? Autrement dit, à quel point les essaies de reformes en Tunisie ont provoqué « un changement profond et radical » et ont amélioré le fonctionnement de l’administration ?

L’examen du passé et l’évaluation  des anciennes expériences de réforme, mettent à nu une réalité selon laquelle les reformes mises en places dans l’administration tunisienne étaient à l’origine des recommandations voir des obligations imposées par les organismes internationaux et les bailleurs des fonds.

Ceci dit, dans la plupart des cas  les expériences des reformes vécues n’étaient pas le résultat d’un diagnostic « spontané » effectué au niveau de l’administration Tunisienne, ou encore n’émanaient pas d’un besoin de réforme exprimés par les fonctionnaires eux-mêmes.

D’autant plus, et eu égard aux dysfonctionnements ci-dessus cités qu’ils soient d’ordre organisationnel ou managérial nous pouvons dire que malgré les améliorations apportées par l’ensemble des projets de « reformes » mis en place, le changement au  niveau de l’administration Tunisienne n’a jamais été profond ou radical et, conséquemment, ne répondait pas à la définition même du concept « réforme ».

Le suivi des expériences de réforme dans l’administration tunisienne  nous donne  l’impression que l’objectif recherché n’était pas de résoudre les dysfonctionnements de l’administration, mais plutôt de les aménager aux attentes  des bailleurs de fonds et un peu moins aux exigences des usagers.

De surcroit, la réforme administrative en Tunisie n’était pas soutenue par une stratégie de gestion de changement dans l’administration afin de réussir le  processus d’appropriation et de favoriser l’engagement des fonctionnaires qui sont généralement réticents et résistants à tout changement.

L’échec de ce processus d’appropriation peut être aussi justifié par l’absence ou la faiblesse de leadership dans l’administration publique et surtout par une mauvaise définition des priorités de réforme, ces priorités sont des fois improvisées et mal étudiées. En outre et à  la lumière de la pensée Crozienne ( Michel Crozier) , la réforme en Tunisie peut être qualifiée de réforme décrétale ç’est à dire elle est non seulement imposée mais aussi et surtout c’est une reforme brumeuse et distante des besoins réels de l’administration et surtout des attentes  aussi bien des fonctionnaires que des usagers.

Conclusion

Aujourd’hui, toute stratégie de réforme doit avoir comme finalité suprême la réussite du passage d’une gestion juridico-administrative à une gestion centrée sur le résultat et la qualité de service public en général….Il faut que la réforme administrative permette de faire de l’administration publique un levier de développement économique et social.

Il importe de rappeler aussi que la revue de la littérature nous a permis de conclure que la réussite de toute stratégie de réforme administrative demeure tributaire du respect des certaines étapes dont notamment :

–          Diagnostic et définition des priorités de réforme sur le court , le moyen et le long terme

–          Définition de la stratégie de reforme

–          Plan d’action et définition de la démarche à suivre (planning , moyens humaines et matériels nécessaires)

–          Mise en œuvre ,suivi et évaluation

Mais aussi, et eu égard aux expériences de réforme vécues, la pensée Crozienne sur la gouvernance décrétale demeure de plus en plus incontestable et surtout d’actualité : « On ne gouverne pas par décret »,  et surtout « On ne réforme  PLUS par  décret » !                                                                                                      

GHANNAY Bouthaina

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